Retour d'expérience initial sur l'intervention de l'Ineris en appui à la gestion de crise de l'incendie de l'usine LUBRIZOL (note transmise au Sénat et à l'Assemblée nationale) La cellule d’appui aux situations d’urgence (CASU) de l’Ineris a été sollicitée le jeudi 26/09/2019, autour de 6 heures du matin. Elle est intervenue en appui au SDIS puis à la DREAL, dans le cadre de l’intervention sur l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen. L’action de la CASU a donné lieu à quatre avis successifs. Elle s’est poursuivie par la mobilisation des moyens d’analyse et de modélisation de l’Ineris, pilotés par une cellule de crise interne, pour apporter un appui aux pouvoirs publics au cours de la gestion post-accidentelle de l’accident. L’appui à la gestion de cet évènement a été le premier cas concret d’application à l’Ineris, sur un incendie d’une telle ampleur, de la doctrine « post-accidentelle » construite depuis une dizaine d’année. Elle a montré l’utilité des réflexions menées sur le sujet et, globalement, la pertinence de la doctrine traduite notamment dans la circulaire de 2012. La mise en oeuvre de cette doctrine a également conduit à identifier un certain nombre de points d’amélioration possible. L’objet de cette note est de les recenser, sur la base des éléments de retours d’expérience initiaux qui ont été identifiés par les équipes de l’Ineris au cours de leur intervention. Ils concernent le périmètre de la CASU, la mobilisation de l’Institut au-delà de celle-ci et certaines difficultés, notamment de communication, liées à l’état actuel des connaissances scientifiques. Ce retour d’expérience sera complété par, d’une part, une analyse interne plus spécifique du fonctionnement de la cellule de crise de l’Ineris et de la CASU et, d’autre part, des analyses plus approfondies sur certains points réalisées au cours de l’année 2020. 1/ La cellule d’appui aux situations d’urgence (CASU) a fonctionné conformément à ses missions, et la phase post-accidentelle a été engagée sans délai. Dans la « phase d’urgence » d’un accident les interventions visent à protéger les populations des risques létaux ou irréversibles. Elles ont un caractère prioritaire et la CASU a été dimensionnée lors de sa création pour apporter un appui à ces interventions. Après les premières mises à l’abri, il s’agit ensuite de protéger contre des effets pathologiques jugés peu sévères et réversibles par les toxicologues, ou des possibles incommodités, de cibler des populations sensibles, mais aussi de protéger contre des effets qui pourraient apparaitre dans le long terme sur la santé ou l’environnement. Sur la base de l’expérience acquise depuis une dizaine d’années, l’Ineris a recommandé dès le jour de l’incendie d’engager cette seconde phase « post-accidentelle » et de suivre les préconisations fournies par la circulaire du 20 février 2012 portant sur la gestion des impacts environnementaux et sanitaires d’évènements d’origine technologique et par les guides associés (dont un rapport de l’Ineris de 2011 et sa mise à jour de 2015). La CASU a en outre produit dès le jeudi une première simulation de panache permettant de guider les prélèvements dans l’environnement. 2/ L’Ineris s’est mobilisé immédiatement en appui à la gestion postaccidentelle, au-delà des missions de la CASU Cette mobilisation, pilote sur certains points, a mis en évidence quelques limites ou fragilités des capacités actuelles de l’Institut en situation de crise. 2.1 Modélisation du panache Les premières modélisations de « transport/dispersion et dépôts » réalisées par la CASU ont concerné le champ proche (environ 1km) afin d’évaluer les effets létaux ou irréversibles à court terme et le champ intermédiaire (environ 10km) pour accompagner et anticiper les actions de la phase post-accidentelle. Il est apparu, compte-tenu de l’étendue du panache, que des modélisations en champ plus lointain (plusieurs centaines de kilomètres) seraient nécessaires. Ces modélisations ont pu être réalisées et les résultats fournis le mardi suivant du fait de la disponibilité des experts compétents et de données préexistantes sur la topographie. S’il était souhaité de disposer systématiquement de modélisations rapidement après un accident pour l’accompagnement de la gestion de la phase post-accidentelle, il serait nécessaire : · d’élargir l’équipe capable d’opérer ces outils de modélisation et d’organiser une astreinte ; · d’organiser la disponibilité, pour les équipes de modélisation : o des évaluations qualitatives plus détaillées des produits de décomposition émis lors de l’incendie et considérés comme dangereux à moyen et long terme pour la santé et l’environnement (cf. 3.1) ; o les données topographiques numériques du site et de ses environs. 2.2. Prélèvements La gestion de l’incendie de Lubrizol s’est distinguée d’incendies similaires dans la mesure où, à notre connaissance, pour la première fois en France, des prélèvements quasi immédiats (prélèvements d’air et de dépôts) destinés à la préparation de la phase post-accidentelle ont été réalisés. Le choix a été fait de faire effectuer ces prélèvements par des intervenants locaux (SDIS, Atmo Normandie, Bureau Veritas membre du RIPA – Réseau des Intervenants en situation Post Accidentelle). Plusieurs points positifs méritent d’être notés : sur la base notamment des fiches réflexes de l’Ineris les préoccupations de la phase post accidentelle ont été intégrées dès le premier jour, la modélisation du panache a pu guider les prélèvements et le RIPA a montré son utilité. Pour autant, plusieurs difficultés sont apparues, pour la plupart inhérentes à la mise en oeuvre inédite sur un événement de cette ampleur de la démarche. Une systématisation de celle-ci supposerait de travailler : · sur la connaissance des méthodes de prélèvements les plus pertinentes par les intervenants ; · sur la disponibilité des matériels de prélèvements : les lingettes utilisées par le SDIS n’étaient pas les plus adaptées, la disponibilité des canisters était très spécifique à la Normandie et un déficit de connaissances sur la manière d’effectuer les prélèvements est apparu ; · sur une rapide caractérisation à la source des suies et des eaux d’extinction ; · sur la transition entre la phase d’urgence et la phase post accidentelle stricto sensu, notamment pour l’évaluation des milieux (transition entre les prélèvements par lingettes et les prélèvements de sol/végétaux). Plusieurs approches sont envisageables pour renforcer le dispositif de prélèvement en phase postaccidentelle, et plus spécifiquement dans la phase de « suivi immédiat »1. Doter l’Ineris de capacités de projection rapide sur site sur l’ensemble du territoire national semblant peu réaliste, deux options potentiellement complémentaires pourraient être étudiées de manière plus approfondie : · équiper les acteurs locaux (RIPA, industriels, DREAL, SDIS, …) de moyens simples de prélèvement conservatoires permettant d’obtenir des échantillons rapidement pour analyses en laboratoire et proposer des outils d’autoformation à leur mise en oeuvre ; · mettre en place un réseau de camions/containers de mesures en temps réel projetable rapidement sur site. L’Ineris pourrait à la fois coordonner ce réseau et s’équiper pour être en mesure de « couvrir » une zone prédéfinie du territoire. La question du financement de tels dispositifs et notamment d’éventuelles astreintes des opérateurs privés nécessite d’être posée. 2.3. Analyses A la demande des pouvoirs publics, l’Ineris s’est mobilisé le jour de l’incendie pour produire de premiers résultats d’analyse à J+1. L’Ineris a analysé des échantillons (canisters, sacs et lingettes) transmis le 26 septembre puis a continué pendant les 15 jours suivants sur des échantillons prélevés par le SDIS et le Bureau Veritas. Les analyses de dioxines ont été sous-traitées par l’Ineris à un laboratoire membre du RIPA et leurs résultats ont été disponibles à J+5 (incluant un week-end). Les premiers résultats d’analyse ont été fournis par l’Ineris avec des limites de quantification adaptées au niveau d’urgence et, autant que possible, aux enjeux sanitaires à évaluer. Les résultats produits par d’autres laboratoires d’analyses l’ont été moins rapidement, et parfois avec des limites de quantification posant question ce qui conduit à suggérer un retour d’expérience plus approfondi sur le sujet des analyses au sein du RIPA dans l’optique d’en renforcer le pilotage, avec, comme pour les prélèvements, une question de financement et de mise en place d’astreintes qui se pose. 2.4. Le financement de l’intervention des acteurs publics mérite d’être clarifié S’agissant de l’Ineris, son intervention est financée selon deux modalités : · dans le cadre de sa subvention pour charges de service public en ce qui concerne la mobilisation initiale de la CASU ; · avec un financement de l’exploitant si l’Ineris intervient dans le cadre d’une décision préfectorale le prévoyant. Dans la phase intermédiaire, le cadre est plus flou et mériterait d’être précisé. 3/ Certaines attentes de la population restent difficiles à satisfaire en l’état actuel des connaissances scientifiques et de la réglementation 3.1 Des données forcément incomplètes sur les produits et les polluants issus de leur combustion La connaissance des produits impliqués et de leur quantité est indispensable pour gérer ce type d’événement. Lubrizol fait partie de ces installations qui stockent des produits nombreux en relativement petite quantité unitaire et en grand nombre. Dès le jeudi, l’Ineris a pu utiliser les informations dont il disposait (EDD et liste de quelques produits pris dans l’incendie ainsi que les FDS) pour estimer les polluants issus de la combustion, aussi bien au regard des dangers immédiats pour la population, que des dangers à plus long terme. Ces informations ont été complétées peu à peu, moyennant un travail rendu fastidieux par le format informatique dans lequel les données sur les produits pris dans l’incendie étaient disponibles. Comme indiqué dans l’avis de l’Ineris du 4 octobre en réponse à la saisine des ministres, ces travaux complémentaires ont montré que les premières listes de substances à surveiller étaient pertinentes. Pour autant, certains éléments restent inconnus. S’il ne semble pas envisageable à court terme de lever toutes les inconnues dans ce type d’incendie compte tenu de la complexité des mécanismes en jeu, certaines améliorations sont envisageables qui supposeraient une évolution de la réglementation française pour rendre disponible : · un suivi « fin » du stock : quantité, risque associé et surtout formule chimique. Cette demande renforcerait des exigences déjà présentes dans nombre d’arrêtés type, qui imposent notamment de désigner les substances présentes par leur référence chimique et non leurs noms commerciaux. Ce suivi devrait être présenté sous une forme numérique exploitable par des logiciels de traitement de données ; · une évaluation de la composition des fumées dégagées lors de la combustion des produits stockés. Pour répondre à ce besoin, l’Ineris pourrait initier un projet de constitution de base de données de produits de décomposition générés par un incendie pour des catégories de produits représentatifs de ceux présents sur les sites industriels. Ces données seraient ensuite utilisées comme données d’entrée pour les modélisations de dispersion ; · une évaluation de la quantité des éléments constitutifs des contenants (fûts, Grands Récipients pour Vrac (GRV),…) mais aussi constituants des bâtiments (toiture, isolation, câbles…) et de tout matériau susceptible de produire des composés toxiques en cas d’agression thermique. Ces éléments pourraient être intégrés dans les documents réglementaires existants (EDD, POI, PPI) en prenant soin de veiller à limiter l’impact de cet ajout par rapport à l’objectif du document, ou faire l’objet d’un nouveau document réglementaire spécifique. Une réflexion spécifique sur les sites non SEVESO (cf. régime du site de Normandie Logistique) mériterait d’être menée dans ce domaine. En outre la disponibilité d’informations : · sur la toxicité par inhalation des produits liquides (dès lors qu’ils peuvent être vaporisés ou mis en suspension en situation accidentelle) ; · sur les substances présentes dans un mélange lorsque leur pourcentage volumique ou massique est inférieur à un certain seuil ; · sur les produits de décomposition susceptibles de se former en cas d’exposition à une source de chaleur ; nécessiterait une évolution de la réglementation notamment CLP. 3.2. Des valeurs toxicologiques de référence peu comprises Les distinctions entre « effets graves et immédiats » et « effets moins graves ou effets différés de faibles doses » sont à la base du phasage de l’intervention en appui à une crise, notamment à l’Ineris. Cela pose diverses questions : · La nécessaire focalisation dans les premières heures de l’accident sur la limitation de la mortalité ou de la morbidité sévère conduit à des incompréhensions ; · Les « valeurs seuils » de toxicologie ont souvent été surinterprétées comme une frontière absolue entre l’innocuité et le danger. De nature parfois règlementaire, et souvent normative, ces valeurs ont été prises pour des seuils « zéro risque » ou « zéro effet », ce qu’elles ne sont pas toujours ; · Les valeurs concernant les faibles doses de cancérogènes sans seuil sont des seuils « acceptables » et non des seuils sans effets ; · La différence des valeurs disponibles pour l’exposition du public en général et pour celle des travailleurs est mal comprise. Cela justifie un développement des travaux de l’Ineris sur les expositions aigues et chronique et conforte la nécessité d’une information de fond plus adaptée sur le sujet (par exemple par l’intermédiaire du portail substances chimiques). Par ailleurs les questionnements autour des « effets cocktails » rappellent que la recherche mérite d’être poursuivie sur les effets cocktails des produits emportés par des panaches. 3.3. Un référentiel à compléter pour interpréter les valeurs dans les milieux Les premières analyses ont montré l’absence d’un marquage clair de l’environnement dû à l’incendie. Si ce premier résultat reste valide, les difficultés de communication des résultats d’analyse montrent qu’au-delà de la comparaison des résultats avec des prélèvements témoins hors panache, un besoin existe de points de références partagés sur les concentrations de certains polluants ubiquitaires dans l’environnement. En particulier, l’interprétation des résultats d’analyses sur les lingettes a été rendue difficile par un manque de données de référence pour ce type de mesure. Dans un contexte de demande de transparence cela peut conduire à prendre le risque de publier les résultats d’analyse sans fournir des éléments d’interprétation aussi robustes que possible. L’Ineris propose d’envisager la réalisation d’une cartographie des concentrations de ces polluants dans différents milieux. Le besoin existe également de cadrages méthodologiques au niveau national pour comparer les résultats selon des référentiels homogènes. 3.4. Un volet impact sur l’environnement déconnecté de la partie impact sur la santé, et sans doute moins structuré Si l’Ineris a recommandé que les prélèvements effectués incluent la problématique de l’impact sur l’environnement et bien qu’il ait été en contact avec l’AFB, l’AESN et l’ONF, il est à noter que la saisine de l’Ineris et de l’Anses ne portait pas sur les impacts sur l’environnement. 3.5. Des circuits d’échanges complexes sur la diffusion des données Le volume de données générées et diffusées dans le cadre de la gestion de cet incendie et de sa phase post-accidentelle est très significatif. Il s’est agi notamment des listes des produits et matières (et caractéristiques associés) et des résultats d’analyse (et métadonnées associées). La diffusion de ces données a été réalisée sur le site de la préfecture de la Seine-Maritime et sur celui de la cellule nationale d’appui. L’Ineris a pris le parti de ne pas diffuser de données sur son site dans la phase active de la crise compte-tenu de son positionnement en appui aux autorités publiques. Il y a eu deux impératifs : l’exigence de transparence et de rapidité de mise en ligne d’une part et le besoin de fournir des données intelligibles et interprétables d’autre part. Ces deux impératifs sont en partie contradictoires, car le délai d’interprétation peut être long, jusqu’à retarder la diffusion d’une façon inacceptée par le public. L’affichage d’une doctrine claire, en fonction de l’accident, pour arbitrer entre ces deux impératifs serait souhaitable. La transmission des données pourrait être améliorée, tant en ce qui concerne leur circulation que leur format. Des architectures de portail d’échange de données en situation d’urgence pourraient être préconstruites ainsi que leurs protocoles de gestion afin qu’elles puissent être mises en ligne dès les premières phases de gestion d’un accident majeur. (1) Voir la distinction des phases de gestion d’un évènement accidentel décrite dans la circulaire du 20 février 2012 relative à la gestion des impacts environnementaux et sanitaires d’événements d’origine technologique en situation post-accidentelle.
Retour d'expérience initial sur l'intervention de l'Ineris en appui à la gestion de crise de l'incendie de l'usine LUBRIZOL (note transmise au Sénat et à l'Assemblée nationale) La cellule d’appui aux situations d’urgence (CASU) de l’Ineris a été sollicitée le jeudi 26/09/2019, autour de 6 heures du matin. Elle est intervenue en appui au SDIS puis à la DREAL, dans le cadre de l’intervention sur l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen. L’action de la CASU a donné lieu à quatre avis successifs. Elle s’est poursuivie par la mobilisation des moyens d’analyse et de modélisation de l’Ineris, pilotés par une cellule de crise interne, pour apporter un appui aux pouvoirs publics au cours de la gestion post-accidentelle de l’accident. L’appui à la gestion de cet évènement a été le premier cas concret d’application à l’Ineris, sur un incendie d’une telle ampleur, de la doctrine « post-accidentelle » construite depuis une dizaine d’année. Elle a montré l’utilité des réflexions menées sur le sujet et, globalement, la pertinence de la doctrine traduite notamment dans la circulaire de 2012. La mise en oeuvre de cette doctrine a également conduit à identifier un certain nombre de points d’amélioration possible. L’objet de cette note est de les recenser, sur la base des éléments de retours d’expérience initiaux qui ont été identifiés par les équipes de l’Ineris au cours de leur intervention. Ils concernent le périmètre de la CASU, la mobilisation de l’Institut au-delà de celle-ci et certaines difficultés, notamment de communication, liées à l’état actuel des connaissances scientifiques. Ce retour d’expérience sera complété par, d’une part, une analyse interne plus spécifique du fonctionnement de la cellule de crise de l’Ineris et de la CASU et, d’autre part, des analyses plus approfondies sur certains points réalisées au cours de l’année 2020. 1/ La cellule d’appui aux situations d’urgence (CASU) a fonctionné conformément à ses missions, et la phase post-accidentelle a été engagée sans délai. Dans la « phase d’urgence » d’un accident les interventions visent à protéger les populations des risques létaux ou irréversibles. Elles ont un caractère prioritaire et la CASU a été dimensionnée lors de sa création pour apporter un appui à ces interventions. Après les premières mises à l’abri, il s’agit ensuite de protéger contre des effets pathologiques jugés peu sévères et réversibles par les toxicologues, ou des possibles incommodités, de cibler des populations sensibles, mais aussi de protéger contre des effets qui pourraient apparaitre dans le long terme sur la santé ou l’environnement. Sur la base de l’expérience acquise depuis une dizaine d’années, l’Ineris a recommandé dès le jour de l’incendie d’engager cette seconde phase « post-accidentelle » et de suivre les préconisations fournies par la circulaire du 20 février 2012 portant sur la gestion des impacts environnementaux et sanitaires d’évènements d’origine technologique et par les guides associés (dont un rapport de l’Ineris de 2011 et sa mise à jour de 2015). La CASU a en outre produit dès le jeudi une première simulation de panache permettant de guider les prélèvements dans l’environnement. 2/ L’Ineris s’est mobilisé immédiatement en appui à la gestion postaccidentelle, au-delà des missions de la CASU Cette mobilisation, pilote sur certains points, a mis en évidence quelques limites ou fragilités des capacités actuelles de l’Institut en situation de crise. 2.1 Modélisation du panache Les premières modélisations de « transport/dispersion et dépôts » réalisées par la CASU ont concerné le champ proche (environ 1km) afin d’évaluer les effets létaux ou irréversibles à court terme et le champ intermédiaire (environ 10km) pour accompagner et anticiper les actions de la phase post-accidentelle. Il est apparu, compte-tenu de l’étendue du panache, que des modélisations en champ plus lointain (plusieurs centaines de kilomètres) seraient nécessaires. Ces modélisations ont pu être réalisées et les résultats fournis le mardi suivant du fait de la disponibilité des experts compétents et de données préexistantes sur la topographie. S’il était souhaité de disposer systématiquement de modélisations rapidement après un accident pour l’accompagnement de la gestion de la phase post-accidentelle, il serait nécessaire : · d’élargir l’équipe capable d’opérer ces outils de modélisation et d’organiser une astreinte ; · d’organiser la disponibilité, pour les équipes de modélisation : o des évaluations qualitatives plus détaillées des produits de décomposition émis lors de l’incendie et considérés comme dangereux à moyen et long terme pour la santé et l’environnement (cf. 3.1) ; o les données topographiques numériques du site et de ses environs. 2.2. Prélèvements La gestion de l’incendie de Lubrizol s’est distinguée d’incendies similaires dans la mesure où, à notre connaissance, pour la première fois en France, des prélèvements quasi immédiats (prélèvements d’air et de dépôts) destinés à la préparation de la phase post-accidentelle ont été réalisés. Le choix a été fait de faire effectuer ces prélèvements par des intervenants locaux (SDIS, Atmo Normandie, Bureau Veritas membre du RIPA – Réseau des Intervenants en situation Post Accidentelle). Plusieurs points positifs méritent d’être notés : sur la base notamment des fiches réflexes de l’Ineris les préoccupations de la phase post accidentelle ont été intégrées dès le premier jour, la modélisation du panache a pu guider les prélèvements et le RIPA a montré son utilité. Pour autant, plusieurs difficultés sont apparues, pour la plupart inhérentes à la mise en oeuvre inédite sur un événement de cette ampleur de la démarche. Une systématisation de celle-ci supposerait de travailler : · sur la connaissance des méthodes de prélèvements les plus pertinentes par les intervenants ; · sur la disponibilité des matériels de prélèvements : les lingettes utilisées par le SDIS n’étaient pas les plus adaptées, la disponibilité des canisters était très spécifique à la Normandie et un déficit de connaissances sur la manière d’effectuer les prélèvements est apparu ; · sur une rapide caractérisation à la source des suies et des eaux d’extinction ; · sur la transition entre la phase d’urgence et la phase post accidentelle stricto sensu, notamment pour l’évaluation des milieux (transition entre les prélèvements par lingettes et les prélèvements de sol/végétaux). Plusieurs approches sont envisageables pour renforcer le dispositif de prélèvement en phase postaccidentelle, et plus spécifiquement dans la phase de « suivi immédiat »1. Doter l’Ineris de capacités de projection rapide sur site sur l’ensemble du territoire national semblant peu réaliste, deux options potentiellement complémentaires pourraient être étudiées de manière plus approfondie : · équiper les acteurs locaux (RIPA, industriels, DREAL, SDIS, …) de moyens simples de prélèvement conservatoires permettant d’obtenir des échantillons rapidement pour analyses en laboratoire et proposer des outils d’autoformation à leur mise en oeuvre ; · mettre en place un réseau de camions/containers de mesures en temps réel projetable rapidement sur site. L’Ineris pourrait à la fois coordonner ce réseau et s’équiper pour être en mesure de « couvrir » une zone prédéfinie du territoire. La question du financement de tels dispositifs et notamment d’éventuelles astreintes des opérateurs privés nécessite d’être posée. 2.3. Analyses A la demande des pouvoirs publics, l’Ineris s’est mobilisé le jour de l’incendie pour produire de premiers résultats d’analyse à J+1. L’Ineris a analysé des échantillons (canisters, sacs et lingettes) transmis le 26 septembre puis a continué pendant les 15 jours suivants sur des échantillons prélevés par le SDIS et le Bureau Veritas. Les analyses de dioxines ont été sous-traitées par l’Ineris à un laboratoire membre du RIPA et leurs résultats ont été disponibles à J+5 (incluant un week-end). Les premiers résultats d’analyse ont été fournis par l’Ineris avec des limites de quantification adaptées au niveau d’urgence et, autant que possible, aux enjeux sanitaires à évaluer. Les résultats produits par d’autres laboratoires d’analyses l’ont été moins rapidement, et parfois avec des limites de quantification posant question ce qui conduit à suggérer un retour d’expérience plus approfondi sur le sujet des analyses au sein du RIPA dans l’optique d’en renforcer le pilotage, avec, comme pour les prélèvements, une question de financement et de mise en place d’astreintes qui se pose. 2.4. Le financement de l’intervention des acteurs publics mérite d’être clarifié S’agissant de l’Ineris, son intervention est financée selon deux modalités : · dans le cadre de sa subvention pour charges de service public en ce qui concerne la mobilisation initiale de la CASU ; · avec un financement de l’exploitant si l’Ineris intervient dans le cadre d’une décision préfectorale le prévoyant. Dans la phase intermédiaire, le cadre est plus flou et mériterait d’être précisé. 3/ Certaines attentes de la population restent difficiles à satisfaire en l’état actuel des connaissances scientifiques et de la réglementation 3.1 Des données forcément incomplètes sur les produits et les polluants issus de leur combustion La connaissance des produits impliqués et de leur quantité est indispensable pour gérer ce type d’événement. Lubrizol fait partie de ces installations qui stockent des produits nombreux en relativement petite quantité unitaire et en grand nombre. Dès le jeudi, l’Ineris a pu utiliser les informations dont il disposait (EDD et liste de quelques produits pris dans l’incendie ainsi que les FDS) pour estimer les polluants issus de la combustion, aussi bien au regard des dangers immédiats pour la population, que des dangers à plus long terme. Ces informations ont été complétées peu à peu, moyennant un travail rendu fastidieux par le format informatique dans lequel les données sur les produits pris dans l’incendie étaient disponibles. Comme indiqué dans l’avis de l’Ineris du 4 octobre en réponse à la saisine des ministres, ces travaux complémentaires ont montré que les premières listes de substances à surveiller étaient pertinentes. Pour autant, certains éléments restent inconnus. S’il ne semble pas envisageable à court terme de lever toutes les inconnues dans ce type d’incendie compte tenu de la complexité des mécanismes en jeu, certaines améliorations sont envisageables qui supposeraient une évolution de la réglementation française pour rendre disponible : · un suivi « fin » du stock : quantité, risque associé et surtout formule chimique. Cette demande renforcerait des exigences déjà présentes dans nombre d’arrêtés type, qui imposent notamment de désigner les substances présentes par leur référence chimique et non leurs noms commerciaux. Ce suivi devrait être présenté sous une forme numérique exploitable par des logiciels de traitement de données ; · une évaluation de la composition des fumées dégagées lors de la combustion des produits stockés. Pour répondre à ce besoin, l’Ineris pourrait initier un projet de constitution de base de données de produits de décomposition générés par un incendie pour des catégories de produits représentatifs de ceux présents sur les sites industriels. Ces données seraient ensuite utilisées comme données d’entrée pour les modélisations de dispersion ; · une évaluation de la quantité des éléments constitutifs des contenants (fûts, Grands Récipients pour Vrac (GRV),…) mais aussi constituants des bâtiments (toiture, isolation, câbles…) et de tout matériau susceptible de produire des composés toxiques en cas d’agression thermique. Ces éléments pourraient être intégrés dans les documents réglementaires existants (EDD, POI, PPI) en prenant soin de veiller à limiter l’impact de cet ajout par rapport à l’objectif du document, ou faire l’objet d’un nouveau document réglementaire spécifique. Une réflexion spécifique sur les sites non SEVESO (cf. régime du site de Normandie Logistique) mériterait d’être menée dans ce domaine. En outre la disponibilité d’informations : · sur la toxicité par inhalation des produits liquides (dès lors qu’ils peuvent être vaporisés ou mis en suspension en situation accidentelle) ; · sur les substances présentes dans un mélange lorsque leur pourcentage volumique ou massique est inférieur à un certain seuil ; · sur les produits de décomposition susceptibles de se former en cas d’exposition à une source de chaleur ; nécessiterait une évolution de la réglementation notamment CLP. 3.2. Des valeurs toxicologiques de référence peu comprises Les distinctions entre « effets graves et immédiats » et « effets moins graves ou effets différés de faibles doses » sont à la base du phasage de l’intervention en appui à une crise, notamment à l’Ineris. Cela pose diverses questions : · La nécessaire focalisation dans les premières heures de l’accident sur la limitation de la mortalité ou de la morbidité sévère conduit à des incompréhensions ; · Les « valeurs seuils » de toxicologie ont souvent été surinterprétées comme une frontière absolue entre l’innocuité et le danger. De nature parfois règlementaire, et souvent normative, ces valeurs ont été prises pour des seuils « zéro risque » ou « zéro effet », ce qu’elles ne sont pas toujours ; · Les valeurs concernant les faibles doses de cancérogènes sans seuil sont des seuils « acceptables » et non des seuils sans effets ; · La différence des valeurs disponibles pour l’exposition du public en général et pour celle des travailleurs est mal comprise. Cela justifie un développement des travaux de l’Ineris sur les expositions aigues et chronique et conforte la nécessité d’une information de fond plus adaptée sur le sujet (par exemple par l’intermédiaire du portail substances chimiques). Par ailleurs les questionnements autour des « effets cocktails » rappellent que la recherche mérite d’être poursuivie sur les effets cocktails des produits emportés par des panaches. 3.3. Un référentiel à compléter pour interpréter les valeurs dans les milieux Les premières analyses ont montré l’absence d’un marquage clair de l’environnement dû à l’incendie. Si ce premier résultat reste valide, les difficultés de communication des résultats d’analyse montrent qu’au-delà de la comparaison des résultats avec des prélèvements témoins hors panache, un besoin existe de points de références partagés sur les concentrations de certains polluants ubiquitaires dans l’environnement. En particulier, l’interprétation des résultats d’analyses sur les lingettes a été rendue difficile par un manque de données de référence pour ce type de mesure. Dans un contexte de demande de transparence cela peut conduire à prendre le risque de publier les résultats d’analyse sans fournir des éléments d’interprétation aussi robustes que possible. L’Ineris propose d’envisager la réalisation d’une cartographie des concentrations de ces polluants dans différents milieux. Le besoin existe également de cadrages méthodologiques au niveau national pour comparer les résultats selon des référentiels homogènes. 3.4. Un volet impact sur l’environnement déconnecté de la partie impact sur la santé, et sans doute moins structuré Si l’Ineris a recommandé que les prélèvements effectués incluent la problématique de l’impact sur l’environnement et bien qu’il ait été en contact avec l’AFB, l’AESN et l’ONF, il est à noter que la saisine de l’Ineris et de l’Anses ne portait pas sur les impacts sur l’environnement. 3.5. Des circuits d’échanges complexes sur la diffusion des données Le volume de données générées et diffusées dans le cadre de la gestion de cet incendie et de sa phase post-accidentelle est très significatif. Il s’est agi notamment des listes des produits et matières (et caractéristiques associés) et des résultats d’analyse (et métadonnées associées). La diffusion de ces données a été réalisée sur le site de la préfecture de la Seine-Maritime et sur celui de la cellule nationale d’appui. L’Ineris a pris le parti de ne pas diffuser de données sur son site dans la phase active de la crise compte-tenu de son positionnement en appui aux autorités publiques. Il y a eu deux impératifs : l’exigence de transparence et de rapidité de mise en ligne d’une part et le besoin de fournir des données intelligibles et interprétables d’autre part. Ces deux impératifs sont en partie contradictoires, car le délai d’interprétation peut être long, jusqu’à retarder la diffusion d’une façon inacceptée par le public. L’affichage d’une doctrine claire, en fonction de l’accident, pour arbitrer entre ces deux impératifs serait souhaitable. La transmission des données pourrait être améliorée, tant en ce qui concerne leur circulation que leur format. Des architectures de portail d’échange de données en situation d’urgence pourraient être préconstruites ainsi que leurs protocoles de gestion afin qu’elles puissent être mises en ligne dès les premières phases de gestion d’un accident majeur. (1) Voir la distinction des phases de gestion d’un évènement accidentel décrite dans la circulaire du 20 février 2012 relative à la gestion des impacts environnementaux et sanitaires d’événements d’origine technologique en situation post-accidentelle.